Radio Shalom Dijon - Entretien avec Daniel Taïeb


"Les Matinales culturelles" sur Radio Shalom Dijon (97.1 FM)

Entretien avec Daniel Taïeb réalisé le 8 avril 2009.


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EXTRAITS


Daniel Taïeb : Votre livre Penser l’humain à l’aune de la douleur est un voyage à la croisée des XIXe et XXe siècles qui fait le lien entre médecine, littérature et philosophie. Comment en êtes-vous venu à étudier cette question de la douleur ?
Ophir Levy : A l’origine, je m’étais penché sur la question de la douleur au cinéma. J’avais le sentiment qu’on touchait à une limite de l'écriture cinématographique qui était de représenter quelque chose qui ne se voit pas puisque la douleur se vit dans le corps de la personne. Donc le cinéma doit trouver des stratagèmes en filmant le visage ou par exemple un poing qui se serre en gros plan ou en trouvant des équivalents pour dire quelque chose de la douleur. La douleur m’a paru faire échec au langage lui-même, bien au-delà du cinéma et c’est ainsi qu’au fur et à mesure des recherches que j’ai menées, cette question m’a paru de plus en plus fondamentale. Voilà pourquoi je l’ai traitée sur le plan philosophique dans le livre qui vient de paraître.
[…]
D.T. : Qu’entendez-vous par l’expression « défaite du langage » ?
O.L. : Il y a un paradoxe au sujet de la douleur. Les médecins, depuis 25 siècles, ont écrit des centaines de milliers de pages pour essayer de qualifier la douleur en lui accolant des épithètes. Pensez à Galien qui, au IIe siècle, définit plusieurs variétés ou qualités de douleur. Donc les médecins ne se sont pas découragés par la difficulté à dire la douleur. En revanche, c’est chez les patients que le langage fait défaut (c’est d’ailleurs devenu un lieu commun de le dire). Or, il faut constater que plus qu’une défaite du langage, plus qu’un mutisme de la douleur, il y a en fait une forme de surdité. Ce qui est difficile n’est pas tant de dire sa douleur que de trouver des gens qui soient aptes à l’entendre. […] D’ailleurs on pourrait rapprocher cette question de la notion d’indicible dont on parle beaucoup au sujet des rescapés des camps de concentration. On dit qu’ils n’ont pas pu raconter, ce qui est vrai pour beaucoup d’entre eux. Mais quand on regarde le nombre d’écrits publiés juste après la Seconde Guerre mondiale, quand on constate la volonté farouche de parler des survivants, comme l’a montré l’historienne Annette Wieviorka, on voit qu’historiquement, ils se sont surtout heurtés à un refus d’entendre. Avec la douleur, cette expérience se renouvelle sans cesse. Je raconte dans le livre l’expérience d’un jeune malade d’une trentaine d’années qui souffre d’un cancer. Hospitalisé, il publie son témoignage dans une petite revue chrétienne dans laquelle il raconte le déroulement des visites et le comportement des visiteurs. Son texte a été très mal reçu car il décrivait comment les gens se donnaient bonne conscience en le faisant parler, ce qui est épuisant pour lui qui n’attendait d’eux qu’un peu d’évasion.
D.T. : Dans certains cas, la douleur peu conduire à un repli sur soi.
O.L. : En effet, c’est même une fonction essentielle de la douleur que de recentrer le sujet sur son propre corps. Tout le monde a fait l’expérience, quand on se fait mal, de se focaliser sur le point douloureux. La douleur rappelle le corps à lui-même. D’ordinaire, on fait plutôt l’expérience de la transparence du corps. Quand vous marchez dans la rue, vous n’êtes pas en train de penser que votre corps fonctionne, que vos pas se succèdent et que vos mains s’agitent. Avec la douleur, le corps se rappelle à votre bon souvenir. La transparence est brisée et le corps omniprésent.
D.T. : Le risque de la douleur n’est-il pas de nous faire régresser vers une forme de sauvagerie, d’oubli des codes de la civilisation ?
O.L. : Qui dit « repli sur soi » dit « oubli des autres » et des règles qui permettent la socialisation. Je vous donne un exemple léger pour illustrer cela : il y a une séquence très drôle dans
Le Père Noël est une ordure. Le personnage interprété par Thierry Lhermitte y est amoureux de celui d’Anémone. Mais quand Lhermitte se coince le doigt dans l’ascenseur, sous le coup de la douleur, il se met à injurier celle qu’il aime et oublie instantanément toutes les conventions.
[…]
D.T. : Nietzsche, qui a beaucoup souffert, disait que ce qui ne tue pas rend plus fort.
O.L. : Oui, la douleur a une place très importante chez Nietzsche. Mais il valorisait la santé avant tout et n’avait pas de fascination pour la douleur.
D.T. : Existe-t-il toujours une fascination de la douleur, comme c’était le cas dans la tradition chrétienne avec tout le discours sur la rédemption ?
O.L. : Vous parlez ici du dolorisme, cette doctrine qui valorise la douleur comme excellente, fortifiante et comme expérience positive de l’existence. Balzac dit de la douleur qu’elle est cette tige de fer autour de laquelle le sculpteur fait son œuvre, elle est la colonne vertébrale de l’existence. Jusqu’au XXe siècle, certains ont expliqué que la douleur fortifiait l’âme. Pour en revenir au dolorisme chrétien, il faut distinguer plusieurs idées. Tout d’abord, la douleur apparaît comme la présence de Dieu sur Terre. Adam et Eve, condamnés à travailler et à accoucher dans la douleur, furent expulsés vers un monde où la sanction divine se manifeste par la douleur. Celle-ci est par conséquent la manifestation de l’existence de Dieu. Par la suite, la douleur a été perçue comme la participation de chaque individu à la souffrance du Christ. Ce dernier a racheté les péchés de l’humanité sur la Croix et chaque homme, à sa manière et à son échelle, participe à la Passion du Christ. La douleur est ici magnifiée, voire recherchée, comme dans les
Exercices spirituels de St Ignace ou dans l’Imitation du Christ, texte anonyme du XVe siècle.
[…]
D.T. : Existe-t-il l’équivalent de ce dolorisme dans la tradition juive ?
O.L. : Non, pas à ma connaissance. Si l’on s’interroge sur le trait d’union qui relie souvent « judéo » et « chrétien », on trouve parmi les points de divergence, leur rapport aux deux affects fondamentaux de plaisir et de douleur. Je ne connais pas, dans le judaïsme, l’équivalant du dolorisme chrétien. Bien sûr il y a le récit des malheurs de Job qui, accablé de douleur, en vient à mettre en cause la bonté de Dieu lui-même et se révolte contre son sort.
D.T. : Pourtant, si le judaïsme ne valorise pas la douleur, elle est historiquement omniprésente dans l’existence du peuple juif.
O.L. : L’histoire juive, qui est jonchée de périodes douloureuses, n’a pas toujours dépendu des Juifs puisqu’ils ont été bien souvent été la proie des peuples au sein desquels ils vivaient. Y’a-t-il pour autant une sensibilité juive à la douleur ? Une étude d’anthropologie médicale a été menée dans des hôpitaux aux Etats-Unis par Mark Zborowski. Elle s’intéressait au rapport à la douleur de différentes communautés : irlandaise, italienne et juive ashkénaze. Il s’est avéré que les malades appartenant aux communautés italienne et juive avaient une plus grande tendance à se plaindre alors que les Irlandais d’origine étaient plus stoïques et semblaient avoir honte de laisser paraître leur douleur. Si le résultat de cette enquête peut faire sourire, il y a des conséquences moins drôles à ce découpage communautaire dans l’esprit des soignants. Les médecins pouvaient être amenés à minimiser la douleur des italo-américains et des Juifs en se disant qu’ils appartiennent à des cultures où l’on a tendance à exprimer et à « grossir » ses sentiments. Et de la même manière, ils étaient quelquefois trop peu attentifs à la douleur des Irlandais, qui, s’ils ne l’expriment pas, souffrent quand même.
D.T. : Est-ce qu’on peut dire que ces trois communautés souffrent autant ?
O.L. : Oui et non. Elles sont évidemment sujettes aux mêmes maux. En revanche, la souffrance n’est pas vécue de la même manière dans chaque culture. Elle n’est pas purement quantitative, selon un certain degré mesurable de douleur. Cette dernière est liée à une forme de résistance, d’acceptation ou d’éducation qui diffère selon les cultures (pensez à l’éducation spartiate qui visait à endurcir le corps). Regardez les récits de médecins de l’armée. On trouve plusieurs fois l’exemple d’une stupéfaction face à la résistance des Russes à la douleur, chez D.-J. Larrey, le chirurgien de l’Armée napoléonienne, chez Georges Duhamel ou René Leriche. Tous se sont étonnés de l’attitude courageuse des soldats russes qui se faisaient amputer sans anesthésie, en serrant les dents et sans hurler. Cela ne veut pas dire qu’ils ne souffraient pas, mais que leur relation à la douleur était modifiée par leur environnement culturel.
[…]
D.T. :Est-ce que la douleur a une fonction ? Une vie sans douleur serait-elle souhaitable ?
O.L. : Tout le monde, même les plus farouches opposants à la douleur, est d’accord pour reconnaître que la douleur a une fonction de signal d’alarme qui protège l’organisme. […] Le souci, c’est ce discours qui était tenu par exemple par certains médecins du XIXe siècle (Bilon, Salgues) qui déduisaient de cette utilité de la douleur le fait qu’elle était précieuse. Il fallait donc protéger la douleur du patient, ne pas le soigner trop vite, parce qu’elle était un symptôme utile.