Mémoire et vigilance. Entretien avec Claude Bochurberg


Emission "Mémoire et vigilance" du 22 juillet 2009 sur Radio Shalom Paris (94.8 FM).

Claude Bochurberg s'entretient avec Ophir Levy autour du livre
Penser l'humain à l'aune de la doueur. Philosophie, histoire, médecine. 1845-1945 (L'Harmattan, 2009)


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EXTRAITS

Claude Bochurberg : Dans Penser l’humain à l’aune de la douleur, vous montrez très bien, à travers cette période 1845-1945, qu’il y a dans l’histoire de la douleur une sorte de courbe qui va s’infléchir. D’abord un pic vers le « grand renversement » puis un effondrement.
Ophir Levy : Il y a deux courbes qui se développent, en parallèle, qui sont contradictoires mais contemporaines. La première courbe, une courbe de progrès, représente l’attention sans cesse plus grande accordée à la souffrance. Auparavant, l’objectif premier était de lutter contre la maladie. Le malade n’était que ce théâtre de chair sur lequel se jouait ce grand combat héroïque du médecin contre la maladie. Et finalement, sa souffrance passait au deuxième plan. Mais en 1846, avec la découverte de l’anesthésie opératoire…
C.B. : Par un dentiste !
O.L. : Par le dentiste Morton qui va ensuite donner sa découverte aux chirurgiens de Harvard. Très vite, suite à la mise en œuvre de l’anesthésie, il va y avoir ce « grand renversement » qui est la mise en priorité, l’arrivée sur le premier plan de la scène de la souffrance du patient. La priorité n’est plus de soigner immédiatement la maladie mais d’abord de soulager la souffrance. On en revient au vieux principe d’Hippocrate qui était de soulager la douleur avant tout. Cette primauté de la souffrance du patient signifie que l’on considère qu’il y a un sujet conscient, un sujet humain qui souffre. C’est donc à cette part d’humanité en l’homme qui souffre que l’on accorde désormais toute l’attention qu’elle mérite.
[…]
Mais en même temps apparaît une seconde tendance, une seconde courbe qui est au contraire une courbe d’effondrement. Elle consiste en une brutalisation du corps humain qui va se manifester dans le travail (la Révolution industrielle met le corps des ouvriers en présence de machines dont les structures ne sont pas faites pour le corps humain) et dans les nouvelles techniques de la guerre (artillerie qui déchiquète le corps depuis les guerres napoléoniennes jusqu’aux deux guerres mondiales). Cette brutalisation infiltre tous les pores de la vie quotidienne et va trouver comme point culminant et comme paradigme l’univers concentrationnaire. L’univers concentrationnaire met en place cette douleur comme le régime normal de l’homme moderne. Jean Améry ou Primo Levi nous racontent que la douleur y est permanente par la faim, par le froid, par les coups, par le travail forcé ou les expériences médicales. La douleur y devient la norme. Là où la norme, pour nous et pour quiconque, est la transparence du corps à lui-même, dans le camp, la norme, c’est la douleur.
[…]
C.B. : Vous écrivez : « La guerre est cette situation qui fait apparaître les dernières limites de l’humain (extrémité de la douleur, de la haine, de l’altruisme, de l’absurde, bref, de tout ce qui fonde la condition humaine). L’humain en nous se trouve réduit à un tel point de dénuement que les mots dont nous disposons paraissent inappropriés. […] Les mots choisis pour dire la douleur ne sont donc pas sans conséquence puisqu’ils esquissent les contours d’un statut pour celui qui les emploie (malade, victime, martyr). Le vécu de la douleur autorise chez le sujet souffrant une lecture algocentrée de sa condition d’humain. Le sujet devient tout entier douleur. La douleur n’est pas une possession, quelque chose qui appartient au sujet, mais elle est possession du sujet. La douleur est annexion du moi. Je n’ai pas de douleur, je suis douleur. » Comment faire cette séparation de soi à soi pour parvenir à dire quelque chose ?
O.L. : Il y a dans l’écriture et dans le récit quelque chose de l’ordre de la reconquête. […] La psychanalyste Anne-Lise Stern raconte qu’à son retour d’Auschwitz, elle a parlé pendant 48 heures d’affilée ! Sa mère montrait son corps avec les marques, les cicatrices, à ses amies. Elle a parlé, parlé. Et selon elle, tout ce temps de parole lui a permis de s’éloigner peu à peu, de prendre ses distances avec, comme elle dit, « la loque, le déchet » qu’elle était devenue. Il y a là une reconquête de soi qui passe par la parole, qui est comme un nouvel acte de naissance. D’ailleurs Semprun raconte que depuis Buchenwald, il ne vieillit plus de la même manière puisque chaque année qui passe est une année qui l’éloigne du camp.
C.B. : Vous empruntez à Jorge Semprun le terme d’« invivable ». Dans l’Ecriture ou la vie, il note : « Pourtant, un doute me vient sur la possibilité de raconter. Non pas que l’expérience vécue soit indicible. Elle a été invivable, ce qui est tout autre chose, on le comprendra aisément. Autre chose qui ne concerne pas la forme d’un récit possible, mais sa substance. Non pas son articulation, mais sa densité. Ne parviendront à cette substance, à cette densité transparente que ceux qui sauront faire de leur témoignage un objet artistique, un espace de création. Ou de recréation. Seul l’artifice d’un récit maîtrisé parviendra à transmettre partiellement la vérité du témoignage. »
O.L. : La question de l’écriture mais aussi de l’esthétisme s’est toujours posée. Duras, dans
La Douleur, un petit livre magnifique qui raconte le retour des camps de Robert Antelme, le dit très bien. Elle avait oublié avoir écrit ce texte et quand elle est tombée dessus par hasard, elle a eu le sentiment de toucher à quelque chose de fondamental : « Je me suis trouvée devant un désordre phénoménal de la pensée et du sentiment auquel je n’ai pas osé toucher et au regard de quoi la littérature m’a fait honte. » Les artifices de la littérature lui paraissaient ici indécents. Pour sa part, L’Espèce humaine d’Antelme frappe par son dénuement, sa force et sa radicalité. Les phrases sont réduites à l’essentiel : sujet, verbe, complément. Parfois juste sujet, verbe. Une écriture extrêmement dépouillée qui se met au diapason de l’expérience qu’elle cherche à dire. Il faut ici distinguer la question de la mise en forme d’un récit qui est propre à tout exercice d’écriture (même le témoignage) et nécessaire, de celle de l’esthétisme, c’est-à-dire de la recherche du beau au sein du récit de l’horreur.
C.B. : Mais dans le dépouillé, dans ce langage archaïque, il y a aussi une forme de beauté, malgré la souffrance, dans la mesure où il est le pur reflet de l’humain. […]
O.L. : Le titre
L’Espèce humaine annonce la tentative de réduction de l’humanité à son appartenance biologique à l’espèce. Une humanité dépouillée de sa culture, de millénaires d’histoire. Ce dénuement est à l’œuvre dans l’écriture.
[…]